Théâtre de Paris. Salle Réjane. Quelques années après La Société des loisirs, Philippe Caroit adapte une nouvelle pièce de François Archambault Tu te souviendras de moi. Le duo Richard Caillat/Stéphane Hillel a permis à l’auteur québecois de nous livrer toute son analyse de la société contemporaine avec pour point de départ, la maladie d’un homme qui ne souvient plus du présent. Si la maladie d’Alzeihmer n’est jamais mentionnée, c’est parce qu’au fond, ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, ce sont les conséquences de ce mal sur la vie de cet homme ; étonnamment, elles ne sont pas toutes négatives.
Chesnais, sale type attachiant
Edouard Bauchard (Patrick Chesnais) est un universitaire qui se souvient à la perfection du passé qu’il a enseigné à ses étudiants, mais qui a déjà oublié ce qu’il a pris le matin même au petit déjeuner, ainsi que les prénoms des gens qu’il vient de rencontrer. Sa femme (Nathalie Roussel) perd patience face à cet homme au caractère bien trempé, qui oscille entre égocentrisme et caprices. Profondément narcissique, il aime rappeler à l’envi ses aventures passées avec ses petites étudiantes. Naturellement, sa femme finit par le quitter. Elle demande à leur fille Isabelle, incarnée par Emilie Chesnais (pour qui ce n’est donc pas un rôle de composition) de s’occuper de son père. Accaparée par son métier de reporter, elle est forcée de déléguer cette lourde tache à son nouveau compagnon, Patrick (Frédéric de Goldfiem). Bauchard prend un malin plaisir à l’appeler Michel, du nom de l’ex compagnon de sa fille. Comme un autre joueur de poker bien connu, Patrick confie lui-même son nouveau beau père à sa propre fille pour aller faire une partie. C’est alors que Fanny Valette entre en scène, sous les traits de Bérénice. Peu à peu, Bauchard renoue avec une page douloureuse de son passé.
La force de l’acceptation
Au delà des conséquences manifestes de la maladie sur la vie d’un homme et de son entourage, cette pièce pose de vraies questions sur le rapport au temps présent. Bauchard passe son temps à dénoncer les « nouvelles » technologies qui ont colonisé notre existence, la tyrannie du présent, de l’instantanéité. Ce qui est curieux, c’est que sa fille Isabelle est journaliste, donc elle-même participe à toute cette orchestration de l’instant. Une nouvelle en supplante une autre, plus importante, plus spectaculaire et ainsi de suite jusqu’à épuisement. Voici la société dans laquelle on vit.
Penser que cette pièce ne parle que de la maladie est une erreur. C’est tout notre rapport au temps qui est au coeur du débat, y compris notre réaction lorsqu’on essaye d’oublier un passé douloureux. Paradoxalement, c’est en perdant la mémoire qu’Edouard (Chesnais) renoue avec un passé jusqu’alors enfoui.
Chesnais, Valette : un jeu remarquable
Si les débuts s’avèrent difficiles, la relation entre Bérénice et Edouard devient tout à fait singulière au fil du temps. On sent assez vite toute la tendresse de ce vieil homme pour cette jeune fille. Penser que ses vieux réflexes de prof d’université envers les jeunes femmes reviennent au galop, là encore, c’est une erreur. Ce qui se noue entre ces deux personnages est beaucoup plus subtil que cela, beaucoup plus profond et bien plus tragique en somme. Pour savoir ce dont il s’agit, il suffit d’aller voir la pièce. Le révéler serait la déflorer.
Patrick Chesnais et Fanny Valette livrent une partition au diapason et la jeune femme est la bouffée d’air pur de la pièce, ce qui contrebalance le manque cruel de naturel du rôle (ou du jeu) d’Emilie Chesnais : contenance feinte ou naturelle ? Mention spéciale au protagoniste de cette pièce qui livre un tour de force durant près d’1h30. A la manière d’un Lucchini, Chesnais fait du Chesnais, du bon Chesnais. Il fallait un comédien de cette trempe pour incarner ce texte que Philippe Caroit a parfaitement adapté du québécois. Mise en scène Daniel Benoin.