La bombe du dernier festival de Cannes auréolée d’un prix du Jury a eu pour point de départ un court métrage, déjà fort réussi. Pour autant, en voyant le court, on n’était pas forcément préparé au choc et à la puissance que pouvait receler le long. Pour cela, Ladj Ly a mis tout son talent au service d’un film fort, mémorable et dont on sort tremblant. Ma palme à moi.
Immersion au cœur des misérables
Le spectateur est plongé dans le film au même titre que Stéphane alias Pento (Damien Bonnard déjà interviewé sur ce blog), qui intègre la BAC de Monfermeil après avoir officié à Cherbourg. Très rapidement, il est mis au parfum par ses deux collègues : Chris le chérif aux méthodes plus que contestables (Alexis Manenti, qui a également collaboré au scénario), et le (plus) tendre Gwada, incarné par Djebril Zonga.
On suit donc le quotidien de ces trois policiers en tournée. De cette cité on découvre tout à travers les yeux de Pento. Une cité formidablement filmée par des plans aériens qui lui confère une esthétique certaine, le tout magnifié par les yeux de son réalisateur autochtone. Une cité enfin filmée telle qu’elle : on y voit la vétusté, l’abandon aussi.
Au delà de l’architecture qui en dit long sur la démission des pouvoirs publics, on assiste à ce qui régit profondément ces cités : la place des Frères Musulmans, du Maire (avec une majuscule, en raison de son poids dans la ville), la Pince qui incarne la mafia. On n’y voit en revanche ni drogue ni arme.
Les Misérables, une vision non manichéenne
Ce qui contribue avant tout à la réussite de ce film, c’est la nuance avec laquelle il est construit. Loin d’un discours selon lequel les habitants de la cité seraient les « gentils », opposés aux « méchants » flics.
(…) Parce que la réalité est toujours complexe. Il y a des bons et des méchants des deux côtés… J’essaie de filmer chaque personnage sans porter de jugement. (Ladj Ly)
Le réalisateur dépeint en effet une situation qui s’avère tout aussi compliquée du point de vue des policiers que des habitants eux-mêmes. On y voit d’un côté la violence et la pression subies par les uns face à la précarité et l’abandon des adultes pour les autres. Ce dernier point est d’ailleurs mis en exergue par le réalisateur. Le personnage d’Issa incarne cette jeunesse abandonnée par des parents démissionnaires, ces derniers étant totalement dépassés par la délinquance de cet enfant, comme, devine-t-on tant d’autres.
Les misérables, un cinéma entre action et réflexion
Autre point saillant du film : l’alliance entre l’action et une certaine dimension analytique. En effet, Pento aborde auprès de Salah (le roi du kebab), les émeutes qui ont mis le feu aux banlieues et il en arrive au triste constat que rien n’a changé. Pire encore, là où il y avait un arrêt de bus, il n’y a même plus un banc pour s’asseoir. Rien. Cet exemple qui peut paraître anecdotique en dit long sur les conséquences de tels actes. « Tout le monde s’en fout » conclura-t-il, non sans amertume.
Ces jeunes, pourtant bien vivants, sont condamnés à ne pas forcément aller plus loin dans la vie juste parce qu’ils sont nés dans ces cités. (Damien Bonnard)
Ce passage du film est très important car il donne à voir la vision de son réalisateur. Quoi qu’il se passe ou non dans son film, en tant que spectateur, nous avons son point de vue. Ce cri d’alarme exprimé par une banlieue exsangue, cette fin inexorable, il ne la cautionne pas, il tente juste de l’expliquer. Et c’est en cela que son film est si fort, si juste.
Les misérables, un renouvellement du genre
Au même titre que Parasite, on est dans un genre inclassable car foncièrement protéiforme. Si le début nous livre des accents de comédie sociale, on bascule peu à peu vers une violence inouïe, le point d’orgue du film. Ce cinéma pluriel dévoile une grande richesse tout en livrant une partition maîtrisée à la note près. Rares sont les films qui peuvent vous mettre dans cet état. De la palme, je garde un bon moment de cinéma, de ce prix du jury en revanche, je retiendrai un grand bouleversement intérieur. Comme tout ce qui précieux, cela n’a pas de prix.
En tous cas, le film va au delà de sa récompense cannoise et des autres à venir, et nul doute qu’il fera date dans l’histoire du cinéma français, comme « La haine » auquel on l’a si souvent comparé.